Lors de son assemblée annuelle, tenue à Weimar les 5 et 6 novembre 1999, le Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL), qui regroupe 24 associations représentant 2O pays, 19 langues et près de dix mille traducteurs, a examiné la scandaleuse affaire opposant Karin Krieger, traductrice en allemand de cinq romans, dont Seta, d’Alessandro Baricco, à l’éditeur Piper de Munich, maison appartenant au groupe éditorial suédois Bonnier.
Au printemps 1999, au vu du succès spectaculaire de Seta dans sa traduction (presse excellente, traduction primée, 75 000 exemplaires vendus), Karin Krieger invoque l’article 36 de la loi allemande sur le droit d’auteur, qui prévoit une rémunération proportionnelle s’ajoutant ou se substituant au forfait prévu par le contrat, en cas de “grobes Missverhältnis” (forte disproportion) occasionnée par un succès commercial supérieur aux attentes de l’éditeur, disposition souvent appelée “clause bestseller”. Après quelques tergiversations, l’éditeur finit par opposer un refus à la revendication, pourtant légitime, de Karin Krieger, soutenue par l’Association allemande des traducteurs littéraires (VdÜ). Il retire du marché quatre des cinq traductions de Karin Krieger, le succès de Seta ayant entraîné un succès parallèle des autres romans d’Alessandro Baricco. Dans le même temps, il met en vente quatre autres traductions des mêmes ouvrages, signées par un autre traducteur, imprimées sous la même couverture, avec le même titre et le même numéro d’ISBN.
Le CEATL unanime dénonce ces représailles infligées à un auteur défendant simplement les droits que lui garantit le législateur, la dépossédant brutalement de tout droit patrimonial sur une oeuvre désormais privée d’existence. Cet exercice féodal d’un pouvoir n’écoutant que le cynisme mercantile appelle une vigoureuse protestation de notre part. Outre l’humiliation imbécile d’un auteur et le préjudice moral et financier qui s’ensuit, l’attitude de l’éditeur Piper affiche un mépris total du bien culturel. La traductrice est manifestement lésée, mais aussi l’auteur de l’oeuvre originale qui se voit publié à moindre coût afin d’assurer un bénéfice maximum à l’éditeur, mais aussi le public tenu pour un consommateur sans jugement que l’on peut berner par un “emballage trompeur” en lui vendant un produit de substitution ressemblant.
Le CEATL exprime son entière solidarité à Karin Krieger et à l’Association des traducteurs littéraires d’Allemagne (VdÜ). Les traducteurs littéraires, attachés à la déontologie d’une profession qu’ils exercent trop souvent dans l’ombre et dans des conditions économiques difficiles, rappellent que la publication de littérature traduite constitue un maillon essentiel de la constitution d’un patrimoine culturel commun, ignorant les frontières de la langue et l’uniformisation inhérente à la “globalisation” des échanges économiques, et que la rentabilité immédiate ne peut être l’unique critère de gestion de l’entreprise éditoriale.